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VICE News

« Make America Nazi Free Again » : quand un jeu vidéo se paie l'Amérique de Trump

Dans Wolfenstein II : The New Colossus, les Américains sont tellement racistes qu'à côté, les nazis deviennent presque sympas.

Pourquoi un éditeur de jeux vidéo voudrait se mettre à dos de potentiels clients ?

Voilà la question qu'on voulait poser à Pete Hines, le porte-parole du studio Bethesda à propos de leur nouveau jeu : Wolfenstein II, The New Colossus. Les publicités vantant ce nouvel opus, notamment celles qui font référence à des slogans de Donald Trump (comme « Make America Nazi Free Again »), ont énervé quelques membres de l'alt-right. Certains gamers ont même menacé de boycotter le jeu.

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Quand on lui demande si l'entreprise n'ouvre pas là une « boîte de Pandore », Hines se met à rigoler.

« Peut-être un peu », dit-il. « Mais cette boîte de Pandore est pleine de nazis. Donc qu'ils aillent se faire foutre. »

Or, cette « boîte de Pandore » contient aussi une bonne partie des potentiels clients de Bethesda. Juste après la sortie du jeu, certains se sont mis à critiquer le jeu lui reprochant notamment « son intrigue pourrie par une propagande anti-blanche et par l'ingénierie sociale ». Un commentateur sur un forum de jeux vidéo estime que le jeu « pourrait bien avoir été réalisé par les terroristes antifas vu ce qu'il dit sur les Blancs. »

En fonction de votre vision du monde, cette critique n'est peut-être pas totalement injustifiée. Le jeu présente certains nazis comme des types plutôt sympas, place les Black Panthers comme une autorité morale, compare l'alt-right au KKK, et suggère à de multiples reprises que l'Amérique est un pays raciste.

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La saga du nouveau Wolfenstein se déroule en 1961, dans un monde où les nazis ont gagné la Seconde guerre mondiale et ont colonisé l'Amérique. En revanche, la franchise Wolfenstein a débuté en 1992 avec Wolfenstein 3-D, disponible sur PC et développé par id Software. Même ceux qui ne jouent pas aux jeux vidéo connaissent le principe du jeu : c'est la Seconde guerre mondiale, vous incarnez un espion américain capturé par les nazis et vous êtes jeté dans un donjon. Vous devez alors tuer tous les nazis pour vous échapper. C'était un jeu marrant, sanglant, et un énorme succès. Les historiens du jeu vidéo le considèrent comme le premier FPS (« First Person Shooter »).

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Le vrai coup de génie d'id Software a été de rendre acceptable la violence animée. Le studio a alors choisi le meilleur ennemi possible pour cela – qui pourrait bien ressentir de la peine pour les nazis ?

Mais aujourd'hui la réponse à cette question ne semble plus être si évidente. Si vous jouez au jeu comme ses créateurs l'ont pensé, vous courrez le risque de tomber d'accord avec un nazi.

Prenez par exemple cette conversation entre deux personnages du jeu vidéo :

« Je n'éprouve aucune sympathie pour les terroristes. Comment peuvent-ils promouvoir la violence, juste parce qu'ils ont un autre point de vue ? Je pense qu'ils sont nés sans boussole morale. »

« Tu as raison Karl. Les actes de violence ne sont jamais admissibles. Jamais. »

Vous avez sans doute déjà lu une conversation semblable dans un échange sur Facebook. Cette conversation paraît totalement raisonnable : la violence, c'est mal et les désaccords politiques devraient se régler de manière civile. Même le philosophe Slavoj Zizek a condamné cette vidéo dans laquelle Richard Spencer (un tenant de l'alt-right) se prend une droite.

Mais la conversation du dessus se tient entre deux nazis. Aors que vous (le « terroriste » dont ils parlent) vous cachez sous un escalier, prêt à les attaquer, vous en venez à vous dire : Hé, mais ces nazis n'ont pas tort.

En réalité, à part une poignée de personnages particulièrement sadiques, la plupart des nazis du jeu sont plutôt raisonnables. Certains sont même délibérément dépeints comme de sympathiques types.

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En vous baladant dans de sombres couloirs, vous pouvez entendre un soldat nazi trembler de peur, effrayé par le « terroriste » (vous), ou un stormtrooper inquiet à cause de sa fille malade. Ces personnages ont des amis, des familles, des émotions. Comme vous.

Cela peut sembler être une idée horrible. Est-ce qu'humaniser les nazis – un groupe que l'on considère comme le diable – est immoral, ou même dangereux ?

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En 1963, Hannah Arendt s'est retrouvée dans cette position. Elle venait de publier une étude sur Adolf Eichmann, un leader SS responsable de la logistique de la Shoah. Après avoir assisté à son procès, Arendt en a conclu qu'Eichmann n'était pas un « monstre », mais un type normal. Au pire, il était un peu stupide.

Arendt, qui avait dû fuir l'Allemagne parce qu'elle était juive, a été vivement critiquée, accusée de banaliser les horreurs du génocide et d'humaniser les hommes affreux qui ont commis ces crimes.

Pour elle, dans un régime totalitaire, certains vont entrer en résistance, mais la plupart des gens vont faire ce qu'on leur dit. Le gouvernement va les réduire à de simples « fonctionnaires, des rouages d'une machinerie administrative » d'un système de terreur. Elle a une expression pour cela : la « banalité du mal ».

Il semblerait que Tommy Bjork, le designer narratif de la série Wolfenstein, visait aussi cet objectif.

« Je pense que toutes les sociétés sont susceptibles de succomber à ces idéologies fascistes, si elles ne les combattent pas », explique-t-il. « Je pense que c'est un aspect que vous pouvez voir [dans le jeu]. Il existe tout un spectre de réactions parmi les citoyens [américains] quant à cette prise de contrôle [des nazis]. Certains l'accueillent d'un bon œil. »

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Des images diffusées avant la sortie du jeu montrent cela. Dans une scène, un soldat nazi entretient une conversation cordiale avec deux membres encapuchonnés du KKK.

Mais cela devient vraiment bizarre quand vous explorez la ville et rencontrez les habitants « normaux ». Vous pouvez par exemple entendre une femme se plaindre, parce que son esclave se comporte mal (apparemment, les nazis permettent aux gens du Sud de récupérer leurs esclaves). Une autre femme remercie les nazis pour les avoir débarrassés du jazz et des « musiques de la jungle ». Les personnages les plus affreux dans cette scène sont des Américains, pas des Allemands.

Parfois même les nazis se retrouvent un peu déboussolés par les mécanismes du racisme blanc américain. Au début du jeu, une défectrice nazie rejoint votre équipe. Quand vous la faites monter dans votre vaisseau, elle remarque un homme noir dans la salle de contrôle, et s'adresse à une femme blanche.

« Vous permettez aux Noirs de monter ? » souffle-t-elle.

Difficile de savoir pourquoi elle dit cela – est-ce parce qu'elle ne se sent pas bien aux côtés de personnes noires (probablement pas, vu qu'elle couche avec lui plus tard dans le jeu), ou bien parce qu'elle connaît bien le racisme américain à la Jim Crow et est surprise que votre équipe ne soit pas raciste. Les deux hypothèses sont probables, mais vu que les nazis ont été inspirés par les lois Jim Crow, la deuxième solution semble être la bonne.

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La situation se corse encore quand le joueur rencontre les Black Panthers.

Au début du jeu, votre personnage est envoyé à la rencontre d'une femme nommée Grace Walker, la responsable d'un groupe de résistance, qui se cache à New York. Elle est la leader du Front noir de libération – une référence directe à l'Armée noire de libération, une organisation bien réelle qui était liée aux Black Panthers.

Une fois que Grace Walker entre dans le jeu, elle prend en charge les opérations. Pour le reste du jeu, vous répondrez à ses ordres.

Mais son importance, en tant que personnage, est minime. Elle sert avant tout l'intrigue. Comme son homologue présent dans le précédent jeu, qui vous disait que vivre sous les lois Jim Crow en tant que personne noire revient à vivre sous la règle du terrorisme blanc, sa fonction première est de pointer le racisme inhérent à l'Amérique, présent avant même l'arrivée des nazis. Elle dit à votre personnage que tous les Américains ne veulent pas être libérés des nazis :

« On se bat tous les putains de jours, Blazkowicz. Mais l'Amérique blanche ? Ils ont tout remballé et ont abandonné. Je pense qu'ils n'ont plus l'envie de se battre. Ils font ce que leur dit leur putain de Führer. »

D'autres parties du jeu peuvent même laisser penser que vous êtes personnellement attaqué.

Si l'histoire du jeu a été mise au point en 2014 et n'a pas été inspirée par des événements tragiques comme celui de Charlottesville, les développeurs ont placé quelques « Easter eggs », comme cet article titré « Rencontrez l'élégant jeune leader du KKK qui a un message d'espoir », une parodie quasi-exacte d'un véritable article concernant Richard Spencer.

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Un autre article prédit que les « simples gens de la campagne » élisent un « débile » à la Maison blanche, ce qui pourrait bien être une référence au président Donald Trump.

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Il serait injuste de dire que tous ceux qui sont énervés par ce jeu sont des nazis. Nombre de critiques sont surtout déçus de voir que la politique s'est infiltrée dans le jeu. Le message qui ressort des forums est le suivant : Les jeux vidéo sont marrants. Ces thèmes n'ont pas leur place dans un jeu. C'est juste un jeu.

Mais c'est précisément parce qu'il s'agit d'un jeu qu'il a autant de pouvoir. S'il existe une certaine distance entre un lecteur et un livre, ou un spectateur et un film, le médium du jeu vidéo est bien plus personnel, parce que vous contrôlez le personnage. Les choses vous arrivent autant qu'elles arrivent à votre personnage.

Donc, quand quelqu'un dit à votre personnage que l'Amérique blanche est raciste, ils vous parlent, à vous. En fonction de votre personnalité, cela peut ou non vous chambouler.

Bien sûr, vous pouvez aussi occulter tout cela. Vous n'êtes pas obligé de ramasser les journaux dans le jeu, les scènes d'illustration peuvent être passées, et si vous pensez que les conversations avec des nazis vont vous mettre mal à l'aise, vous pouvez leur tirer dessus avant qu'ils commencent à vous parler.

Difficile de dire si le jeu va permettre de faire évoluer les mentalités. Si vous êtes un fanatique de l'alt-right, ou pourquoi pas, un véritable nazi, vous allez probablement ignorer l'histoire – enfin, si vous pouvez finir le jeu sans vous sentir provoqué. Plus vous penchez sur la gauche de l'échiquier politique, plus vous allez vous dire que certains des personnages noirs sont un peu trop plats et exploités.

Si vous êtes plutôt centriste, ou si vous voulez mettre vos convictions de côté, vous allez sans doute pas mal vous marrer, hocher la tête de temps en temps, et peut-être, une fois ou deux, questionner vos convictions.

Mais bon, qui sait ? C'est juste un jeu.