Métro, boulot, coco : des gens expliquent pourquoi ils prennent de la drogue au bureau
Illustration : Pierre Thyss

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Drogue

Métro, boulot, coco : des gens expliquent pourquoi ils prennent de la drogue au bureau

Plusieurs millions de salariés français seraient touchés par des « conduites addictives » au travail.

Début décembre, la présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives affirmait qu'en France, « plus de 20 millions de personnes, salariés, agents de la fonction publique, CDI comme CDD, et populations précaires, mais aussi personnes à la recherche d'emploi » seraient touchés par des « conduites addictives » au travail – consommation d'alcool ou de drogues. Un chiffre assez impressionnant, sachant qu'on compte 28,6 millions de personnes dans la population active en France.

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Michel Reynaud, professeur d'addictologie et psychiatre, tempère légèrement ce constat : « Honnêtement, je ne pense pas qu'on ait des données épidémiologiques très solides », m'a-t-il expliqué par téléphone. « Le travail peut être protecteur : dans la plupart des cas, il vaut mieux être travailleur que chômeur. Mais dans certains cas, plus complexes, il y a des consommations qui viennent, comme toujours, en lien avec le trépied : un produit plus ou moins addictogène et plus ou moins facile à trouver, une entreprise plus ou moins incitative, et un individu plus ou moins vulnérable. »

Consommer de la drogue au travail serait donc lié à ces trois paramètres – et l'entreprise, contrairement à une idée reçue, n'est pas toujours une entité tortionnaire qui pousse les gens à se droguer pour survivre. En France, il existe néanmoins des secteurs où les salariés sont plus enclins à adopter une conduite addictive, poursuit Michel Reynaud : les métiers de la restauration ou de l'hôtellerie, le milieu hospitalier (« car les produits sont facilement disponibles »), mais aussi les architectes, les publicitaires, les journalistes, les marins, les médecins, les anesthésistes et les psychiatres. Ce qui constitue un nombre considérable de potentiels drogués.

Pourquoi eux en particulier ? « Quand on a des vies décalées, quand on travaille la nuit et sous pression, ça peut jouer », résume Michel Reynaud. J'ai décidé de vérifier cette analyse en allant poser quelques questions à trois personnes qui se droguent – ou se sont droguées – sur leur temps de travail.

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Julia*, 23 ans, travaille dans une boutique de vêtement à Annecy

« J'ai commencé à me droguer au travail en janvier 2015, et ça s'est étalé sur une période de quatre mois. À l'époque, je travaillais dans un restaurant à Annecy, où nous étions seulement deux serveurs. Le soir, on finissait vers minuit, et on avait souvent envie de boire des coups après notre service. Parfois, ça partait en vrille et on ne dormait pas de la nuit. Il nous est même arrivé de passer trois ou quatre nuits d'affilée sans fermer l'œil.

Comme on commençait nos journées à 10 heures, il fallait tenir le coup. En conséquence, on prenait des quantités indécentes de cocaïne – je dirais entre deux et trois grammes par jour. Dès qu'on avait un coup de mou, on allait se prendre une trace. Quand je ressortais des toilettes, j'avais l'impression d'être Super Mario. Mais forcément, tu finis par devenir irritable. Quand t'as la mâchoire toute serrée, que tu travailles à fond et que le client pinaille, t'as juste envie de lui éclater son assiette en pleine tête. Tu deviens un peu plus agressif avec les gens. Je n'ai jamais fait de dérapage parce que je suis assez calme de nature, mais il y a eu des moments où je me suis sentie obligée de prendre l'air et de crier un coup avant de m'y remettre.

J'ai fini complètement épuisée. J'ai arrêté la restauration parce que je n'en pouvais plus. Mon corps était en train de me lâcher. Le paradoxe, c'est que lorsque je travaillais en boîte de nuit, je n'étais pas aussi fatiguée alors que je bossais jusqu'à 7 heures du matin. En boîte, tu as un rythme tellement effréné que tu ne ressens pas le besoin de prendre quoi que ce soit. Tu bois des shots avec les clients, tu n'es pas fatigué parce que tu fais la fête en même temps qu'eux, et puis tu peux dormir toute la journée le lendemain. Je trouve ça moins compliqué que de bosser toute la journée comme dans la restauration.

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Aujourd'hui, je travaille dans une boutique de vêtements. C'est un job plus calme et plus simple. J'ai complètement changé de mode de vie, et je bénéficie d'horaires normaux. Je ne vais pas dire que je suis devenue complètement vertueuse, mais je ne tape plus sur mon temps de travail. Le max que je puisse faire aujourd'hui, c'est arriver au taf avec une grosse gueule de bois. »

Antoine*, la trentaine, journaliste à la télé à Paris

« Ma consommation de drogue est liée à mon arrivée à Paris, il y a 8 ans. Au début, je détestais ça. Quand je voyais des gens qui tapaient chez moi, je les sermonnais. Et puis un soir, alors que j'en avais marre de ne pas comprendre les délires de mes potes, j'ai tapé une trace.

Au travail, mes journées se passaient comme suit : je me couchais à 7 heures du matin, puis je devais me rendre au boulot à midi – parfois à 11 heures. Le fait de prendre de la cocaïne m'aidait beaucoup à tenir le lendemain. Passé la difficulté du réveil, j'ai réalisé que la journée passait sans que je ressente la moindre fatigue.

Il y a eu une période où je prenais de la coke juste avant de partir au bureau. C'est devenu un automatisme, un geste un peu machinal. Quand tu passes en plateau, c'est désagréable. Ça te rend moins bon, tout simplement. Je connais un type qui dit « Avec de la coke, tu peux tout faire – mais tu fais tout moins bien. » Ça m'est déjà arrivé de dire bonjour deux fois à la même personne dans la même journée parce que je ne me souvenais pas l'avoir croisée. Mais je n'ai jamais fait de grosses conneries. Au contraire, tu passes ta journée à être mille fois plus consciencieux, à raser les murs, à ne pas faire de vagues. Tu culpabilises, et tu n'as surtout pas envie que ça se sache.

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Je pense que malgré tout, mes collègues en avaient conscience. Pas à cause de mon comportement, mais parce que mon visage est facilement marqué par la fatigue et le stress. Certaines personnes présument parfois que j'ai fumé des joints alors que ce n'est pas du tout le cas. Des téléspectateurs sont même allés jusqu'à me dire « Il faut arrêter la weed ».

Je ne pense pas que ma consommation était liée aux contraintes de mon taf. Le truc le plus pernicieux, c'est que ça te donne l'impression que ça ne change pas grand-chose, que c'est juste une pichenette de motivation. Mais ce n'est pas vrai. Ça te coupe la faim, tu ne t'alimentes pas correctement, tu transpires un peu, tu retiens un peu plus tes émotions. Le seul truc que ça te donne, c'est un peu de tchatche et le nez qui coule. D'un autre côté, ça te donne aussi les couilles de dire ce que tu penses à untel, de passer un coup de fil que tu devais passer depuis trois mois… Ça te donne parfois des petites ailes. Mais ce n'est pas une situation pérenne.

Certes, c'est répandu dans les médias. Mais dans les faits, ce n'est pas plus répandu que dans tous les milieux, et ce serait mentir de dire que j'ai énormément de collègues qui font la même chose que moi. La cocaïne semble néanmoins très répandue chez les vingtenaires et les trentenaires. Je suis parfois impressionné par le nombre de personnes qui en prennent. Les gens de plus de 45 ans seraient effarés de voir ça. »

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Julien, 26 ans, actuellement au RSA et en recherche de formation à Paris

« En 2012, je travaillais dans une centrale d'appel qui faisait des enquêtes téléphoniques. C'était l'enfer, on était fliqués comme au lycée. On avait 10 minutes de pause toutes les deux heures, et on ne pouvait même pas discuter entre nous – c'est à cause de ça que je me suis fait virer, d'ailleurs.

Je fumais des joints avant d'y aller, ainsi que pendant les horaires de boulot. Plusieurs de mes collègues faisaient de même. On devait tourner autour de trois ou quatre pétards par jour. Sans surprise, notre patronne ne rigolait pas du tout avec ça – mais on était parfois supervisés par un mec plutôt cool qui s'en fichait complètement. Je ne pense pas que ma consommation ait influencé mon travail. Je devais juste lire une liste de questions aux personnes que j'appelais, sans jamais avoir à réfléchir. C'était très cadré.

J'ai aussi pris une ou deux fois de la cocaïne à Sushi Shop, quand j'étais livreur, en 2013. Je fumais aussi des joints sur le scooter, mais la coke, ça restait rare. Ça te rend juste un peu plus chaud. Je sais que beaucoup de livreurs le font à Paris. Le matin, ils se lèvent, ils prennent leur trace et ils partent au taf. C'est la règle des trois « c » : café, coke, caca.

Avant ça, j'étais en stage à La Défense dans une boîte d'assurance. Je me suis fumé un gros joint, et là par contre, c'est très mal passé. C'était dans une entreprise avec plein de gens, j'étais un peu parano, un peu perdu. Je n'étais pas avec des potes à moi, j'étais avec des darons qui avaient la cinquantaine. Ça dépend des gens, il y en a qui gèrent plus ou moins bien. Moi, dans cette situation, je n'ai pas géré. Ça m'a calmé pour le reste du stage.

Je ne pense pas que je fume au boulot parce que je m'ennuie. C'est une question d'habitude. Depuis le lycée, j'ai pris l'habitude de fumer pendant la journée. Quand tu entres dans le monde du travail, tu ne changes pas les bonnes habitudes. Si je retrouve un travail, je vais essayer d'arrêter pendant les heures de boulot. Mais je pense que je fumerai toujours le soir. »

*Ces noms ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.

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