« Allez, fiston, on se roule un petit bédo ! »
Illustration : Francois Dettwiller

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Drogue

« Allez, fiston, on se roule un petit bédo ! »

Fumer de la weed avec ses parents est-il le summum de la communion intergénérationnelle ou juste le moment le plus gênant d’une vie ?

L’été de ses 18 ans, Martial a fouillé dans l’ancienne chambre de sa mère, dans la ferme de ses grands-parents, en Vendée. Dans un placard, à côté de la collection de vinyles, sa petite sœur et lui ont déniché une photo de leur mère, archive de son jeune passé dans les mouvances anarchistes. Un détail a attiré l’œil des deux ados : celle qui n’était pas encore leur génitrice tenait dans une main ce qui avait tout l’air d’un bon bédo des familles. Martial se souvient : « quand on lui a montré la photo, elle a éludé, disant que ça n’arrivait pas souvent et que, bien sûr, ça n’était pas bien… ». Mais, la grand-mère l’a interrompue, en toute candeur : « Mais non, tu en fumais plein ! C’est même moi qui faisais pousser ton herbe ». Sautant sur l’occasion, Martial s’est donc arrangé avec mamie, 78 printemps et éleveuse de vaches laitières à la retraite, pour qu’elle prenne soin de ses plants de beuh le temps d’un été.

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La famille de Martial fait partie de celles qui ont hissé la weed en un symbole de partage intergénérationnel. Un peu comme la veille prune de papy que l’on sert, parfois même aux plus jeunes pour mieux faire passer le gigot de mamie. Ainsi, Martial a toujours vu, à la fin des repas de famille, les adultes se réunir à la cave autour de Marie-Jeanne et assimilés. « Dès mes douze ans, mes oncles et mes cousins fumaient devant moi. Et ils en parlaient très librement. Ils se montraient leurs pots, comparaient leurs pieds… Comme ils l’auraient fait pour des plants de tomates ».

Pourtant, malgré la grande souplesse d’esprit de sa famille, la weed n’y est pas banalisée. Martial, aujourd’hui responsable informatique dans une entreprise de la banlieue angevine et âgé de 24 ans, a attendu d’en avoir 22 pour partager un joint avec ses parents : « il y a une certaine ouverture d’esprit chez nous, et en même temps, une sorte de non-dit ». Martial a tiré sur son premier ter à 16 piges. Sa mère, fumeuse occasionnelle, l’a su dès le début et a bien accueilli cet état de fait. « Mais on s’était mis d’accord pour ne pas le dire tout de suite à mon père ». Chez les parents de Martial, l’addiction n’est pas un enjeu mineur : son père a été un régulier des alcooliques anonymes. Il est sobre depuis 30 ans. Entre Ricard et pétard, il n’y a pas photo, ils ont choisi le Marocco.

« Je m’attendais à un truc de ouf. En fait son joint était mal roulé, pur, dégueulasse… » - Marie, 23 ans, qui a fumé son premier bédo avec sa mère.

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Avec 1,4 million d’adultes français qui fument régulièrement du cannabis, la question de la consommation parents-enfants se pose. Si elle demeure difficile à quantifier, elle touche « toutes les classes sociales » assure Julia Monge, doctorante en sciences sociales à l’EHESS. Auteur d’une thèse parue en 2013, intitulée La drogue à la maison : quand parents et enfants consomment « en chœur », elle insiste : « cela concerne aussi bien des personnes professionnellement marginalisées qui vivent du RSA, que des agriculteurs, des enseignants et même des addictologues. » Et le phénomène n’est pas nouveau : « J’ai rencontré des parents qui eux-mêmes fumaient déjà avec les leurs. Mai 1968 et la culture hippie ont lancé le mouvement. » Sous les pavés, la ganja.

Quand on a grandi avec des parents dont le discours était « la drogue c’est mal, pas touche au chichon » - ou qui tout simplement évitaient d’aborder le sujet en sachant très bien qu’on fumait du mauvais shit avant d’aller se coucher dans un duvet dans le salon de nos potes - savoir que des parents bédavent tranquillement avec leur progéniture peut surprendre. Mais la consommation filiale, ça ne prend pas du jour au lendemain. Car en chaque parent, même stoner de la première heure, sommeille un agent de la brigade des stups : « Dans un premier temps, la politique parentale, c’est la prohibition, explique Julia Monge. Puis, l’ado se met à essayer de son côté. Du coup, le parent, s’il est consommateur, est face à un dilemme : soit il interdit, mais c’est hypocrite. Soit il ne dit rien, mais il a l’impression d’être un mauvais parent ». Une troisième voie existe donc : le parent choisit d’apprendre à l’enfant comment fumer en réduisant les risques.

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Et il y a même des parents qui n’hésitent pas à prendre les devants. Marie, journaliste parisienne de 23 ans, a fumé son premier pétard avec sa mère quand elle était en seconde : « Son discours était : "Je sais que tu vas te mettre à fumer un jour. Là au moins, je suis sûre de la qualité du produit. Et si tu réagis mal, je saurai quoi faire" ». Pour la première fois de la fille, maman, consultante en développement personnel, a mis en place tout un cérémonial : petits plats et bonne bouteille de vin. À la fin du repas, elle a sorti la beuh. « Je m’attendais à un truc de ouf », se remémore Marie, qui ajoute : « en fait le joint était mal roulé, pur, dégueulasse… Mais au moins, comme ça, elle s’est assurée que plus tard, quand ça ferait partie de mon quotidien, je n’hésiterai pas à lui en parler ».

Même constat chez Louis, 26 ans, qui a commencé à fumer à 16 ans, et roulé son premier spliff avec sa mère à 18. Ce contrôleur financier d’un grand groupe de BTP explique la vision de sa maternelle : « Elle se disait qu’il valait mieux que je fume à la maison plutôt que dans la rue et que je finisse en gardav’ ». Ni mystification, ni apologie en somme. Louis a aussi pour tradition depuis trois ans de partager un pétard avec son père, à Noël, dans le jardin de ses grands-parents, juste après l’ouverture des cadeaux.

« J’ai vu des parents confisquer une boulette parce qu’ils étaient à sec ! » - Julia Monge, sociologue

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Reste que cette consommation partagée de hasch peut foutre un sacré bordel dans les relations parents-enfants. Quand Marie a eu son propre appartement, sa mère n’a pas hésité à utiliser la weed pour l’appâter : « Elle jouait de l’argument du "Viens on va fumer ensemble" pour que je vienne la voir ». Certains enfants profitent de la lessive hebdomadaire pour passer une tête chez leurs parents. Chez Marie, c’était pour jouer du toncar : « Elle avait toujours de la super bonne. Et elle refusait de me filer le numéro de ses dealers ». Julia Monge a elle aussi observé des cas similaires : « J’ai vu des parents faire une impasse sur une punition pour être en mesure de demander un dépannage au gamin. Ou carrément confisquer une boulette parce qu’ils étaient à sec ! ». Mais l’ambiguïté dans les rapports de force parents-enfants peut aller encore plus loin.

Dès l’été de ses 16 ans, Lola, élevée à Paris, a enchaîné les petits boulots pour payer ses études. Jusqu’à ses 22 ans, elle reversait une partie de ses revenus à sa mère, infirmière psychiatrique, pour alimenter deux enveloppes : une, dédiée aux dépenses courantes de la maison ; une autre, à l’achat de weed des deux femmes. « C’était difficile parfois de trouver les limites du raisonnable, entre ce que je devais mettre pour le loyer et pour notre conso », affirme la jeune femme de 27 ans. La question de l’approvisionnement l’a aussi placée dans des situations malaisantes : « Au bout d’un moment, elle avait perdu tous ses dealers, entre ceux qui étaient morts, et ceux repartis au bled. Alors je suis un peu devenue la livreuse. Pour elle et ses copines ».

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« J’avais l’impression d’être le drogué de service… », Louis, 24 ans, invité à rouler pour la mère d’un pote

Aujourd’hui, elle vit en coloc’ avec son frère et jongle entre trois boulots, dont un au sein d’une asso financée par l’Union européenne. Avec le recul, elle se dit que chez elle, la relation mère-fille a pu être inversée : « J’ai vu ma mère nerveuse parfois. Alors, pour éviter certains conflits, à cause de mauvaises notes de mon frère ou de bisbilles avec les voisins, je me débrouillais pour avoir toujours un peu de beuh d’avance pour la calmer. » Dans le tipi de la famille, c’est Lola qui gérait le calumet de la paix.

Et même si comme Louis, Lola a déjà dû gérer un badtrip maternel (un litre d’eau, les jambes en l’air et c’est terminé), un sentiment de fierté imprègne l’esprit de ces jeunes qui fument de la weed avec leurs darons. Comme le souligne Julia Monge : « Cette consommation ressoude l’identité du groupe. Il y a les familles ordinaires, et celles qui fument. Il y a un "nous" et les autres ». Martial abonde en ce sens : « Je suis fier de mes parents. Tu te dis que si c’est open sur ces questions, tu as un vrai sentiment de liberté ».

Ça n’empêche en revanche pas des moments de gênance absolue, notamment quand le parent fumeur se la joue meilleur pote. Voir son père débarquer dans la chambre qu’on squatte avec ses potes et l’entendre lancer, d’un air faussement complice et exagérément détendu, "Allez fiston, on se roule un petit bédo", peut être une épreuve douloureuse. Comment supporter que son propre géniteur passe, aux yeux de tous, pour le gratteur de service ? Marie, elle, a dû assumer de voir sa mère complètement défoncée devant ses copines. Et Louis, s’est un soir retrouvé à faire tourner sa beuh auprès des amies de la mère d’un de ses potes. « Elles lui avaient demandé si je pouvais leur rouler un truc. J’avais l’impression d’être le drogué de service », s’amuse-t-il.

À peine mise en relief, la consommation de weed en famille semble déjà s’essouffler chez certaines générations. La sœur de Louis ne consomme pas de weed. Celle de Marie ne fume pas avec leur mère. Aucune des sœurs de Lola n’est portée sur le joint. Et surtout pas son frère : « C’est carrément une autre génération. On a un quinquennat d’écart. Quand il était en quatrième, ça tapait déjà de la coke à ses soirées. Lui, il tourne à la MD. Rouler, c’est devenu has been pour eux. »