Avec les bronzeurs de Beyrouth

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Avec les bronzeurs de Beyrouth

Chaque jour, une trentaine d’hommes viennent ensemble se dorer la pilule, prier en maillot et se baigner sous le soleil de la plus belle capitale du Moyen-Orient.

Je suis parti au Liban en février 2015 afin d’y couvrir la crise humanitaire syrienne dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila à Beyrouth ainsi que dans la vallée de la Bekaa.

J’avais souvent du temps libre le matin. Un jour, alors que je me promenais le long de la Corniche de Beyrouth, j’ai pu apercevoir ces hommes près de la mer. J’ai tout de suite eu l’idée d’aller prendre quelques photos, avant de me raviser en pensant qu’ils ne se laisseraient pas faire. Plus tard dans la journée, sur le chemin du retour et après y avoir longuement réfléchi, j’ai finalement décidé de descendre sur la plage et d’aller les voir.

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Bien sûr, j’étais loin de réussir à me fondre dans le décor. En moins d’une minute, Abu Khodor est venu se présenter. Je ne parlais pas arabe et il ne parlait pas anglais, mais le courant est très vite passé. À la vue de mon appareil photo, il s’est empressé de poser pour moi et je me suis retrouvé avec 700 clichés en moins d’une demi-heure. J’ai compris qu’Abu Khodor était le « chef » de la plage alors qu’il s’empressait d’enjoindre tous les bronzeurs à participer à mon projet.

Ravi de cet accueil, j’ai décidé de retourner à la plage tous les matins pendant la dernière semaine de mon séjour. Je dois avouer que passer du temps avec les bronzeurs le matin pour ensuite documenter la situation dramatique des camps de réfugiés l’après-midi était compliqué…

Photos de Vianney le Caer

Si certains du groupe se baignaient, d’autres bronzaient et d’autres encore faisaient de la muscu ou jouaient au tennis. Ils étaient environ une trentaine voire plus à se rassembler dès le matin jusqu’en début d’après-midi. J’y ai retrouvé les mêmes personnes. Si nos conversations étaient assez limitées à cause de la barrière de la langue, j’ai toutefois pu apprendre que les profils des bronzeurs étaient variés : j’ai rencontré des étudiants, un coiffeur, un bodybuilder, un agent immobilier… Durant la durée de mon reportage, je n’ai vu qu’une seule femme parmi eux.

La majeure partie des bronzeurs prenaient part à la prière et me confiaient être musulmans. J’ai beaucoup voyagé au Moyen-Orient et au Maghreb et je n’avais encore jamais vu de musulmans prier en maillot de bain. C’est probablement la chose qui m’a le plus frappé. Le rapport au corps et à la nudité dans l’Islam renvoie à de nombreux tabous.

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Un jour, l’un d’entre eux m’a dit en rigolant que « si Daesh nous voyait prier comme ça, on se ferait décapiter ». Même si le Liban connait une stabilité relative dans le cadre de son système multiconfessionnel, je ne pouvais m’empêcher de penser que Daesh n’était qu’à quelques centaines de kilomètres de là.

Je n’oublierai jamais cette rencontre avec Abu Khodor, le vieux chauve haut en couleurs. Abu Khodor a toujours refusé de me donner son âge, sûrement par coquetterie. Il a travaillé en tant que grutier au port de Beyrouth durant toute sa vie et est maintenant à la retraite. Il est marié et a plusieurs enfants, dont l’un d’eux habite au Canada. Un détail surprenant est qu’il se promène constamment avec des photos de lui et de sa famille dans son sac à dos.

Il m’a confié se rendre à la plage tous les jours depuis plus de 25 ans et m’a raconté comment, en 2006, il pouvait voir les avions de l’armée israélienne arriver par la mer pour bombarder Beyrouth. Il était alors le seul homme sur la plage. Abu Khodor ne fume pas, ne boit pas et insiste pour manger bio tous les jours. Il concocte son propre jus de carotte et sa propre lotion de bronzage.

Il va sans dire que ce sujet revêt une esthétique homo-érotique et on m’a souvent demandé si les bronzeurs étaient homosexuels. Je dois avouer que c’est une question que je me suis également posé alors que je réalisais le projet. Au départ, je n’ai pas osé la poser, de peur de causer un émoi. J’ai finalement pris la décision de ne pas y répondre : les mœurs des pays musulmans sont bien différentes de celles de l’Occident et il n’est par exemple pas rare de voir de bons amis ou des frères marcher dans la rue main dans la main.

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Début 2016, je suis retourné au Liban sur commission de l’ONG Solidarités International pour travailler à nouveau sur la crise humanitaire syrienne. J’en ai profité pour aller rendre visite à Abu Khodor avant de repartir. Lui et ses compagnons étaient toujours là, à profiter des rayons de soleil et de la tranquillité de la plage.

Je suis assez éclectique dans le choix de mes sujets. J’ai couvert la crise humanitaire syrienne au Moyen-Orient et dans les Balkans ou encore le conflit avec l’État Islamique dans le nord de l’Irak. Basé à Londres, je travaille également dans le milieu du cinéma et de la musique et je me concentre de plus en plus sur la street photography.

Vianney Le Caer est un photojournaliste indépendant français. Son travail sur les bronzeurs de Beyrouth a récemment été récompensé par le Pride Photo Award . Retrouvez-le sur son site et sur Instagram .

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