qu'on le veuille ou non, la tecktonik a décomplexé toute une génération

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Culture

qu'on le veuille ou non, la tecktonik a décomplexé toute une génération

La déferlante tecktonik a connu un succès fulgurant avant de vivre une redescente tout aussi foudroyante. Pourtant, une communauté de danseurs électro défend une autre mémoire du mouvement. i-D a rencontré trois danseurs français emblématiques.

En 2007, la jeunesse francilienne succombe à la fièvre tecktonik. Vent de fraîcheur fluo, gestes précis et battles de rue, le pays voit naître sous ses yeux une culture jeune authentiquement française, à la fois singulière et bariolée. Bien avant que le son de David Guetta ne séduise le public outre-atlantique, les enceintes crachent alors l’électro de Michael Gray ou Fedde Le Grand mais malgré sa popularité, le genre musical ne possède alors ni codes, ni danse qui lui soit propre. C’est seulement quand la tecktonik arrive, que l’électro parvient à pallier ce besoin légitime de signes d’appartenance. Ce nouveau phénomène séduit par son identité hybride qui mêle les mouvements sophistiqués du voguing et du jumpstyle teutonique et brutal. Les jeunes qui forment des teams et arborent des looks improbables (ils arrivent même à remettre au goût du jour le mulet, l’ultime coupe des années 80) prennent l’espace public d’assaut, dansant jusqu’au crépuscule. Mais rapidement, la fascination laisse place à la caricature incessante et au désamour. Une surmédiatisation qui a privé les principaux acteurs d’un droit de réponse réelle. Que reste-t-il alors de ce mouvement éphémère et de ses créateurs ? i-D est allé à la rencontre de Brandon alias Miel, Achraf et Ablaye, trois danseurs électro français emblématiques, qui évoquent ensemble leurs premiers émois, l’apogée et le déclin du phénomène mais aussi son renouveau et ses réminiscences.

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La danse électro, ou communément appelée tecktonik, tombe à point nommé un an après l’arrivée de YouTube. La démocratisation de la danse est en action : chacun peut se filmer chez soi, et partager ses prouesses au monde en un rien de temps. Un partage qui facilite l’apprentissage et propage la vague tecktonik grâce à des plates-formes comme Skyblog, Youtube ou Dailymotion. Les premières vidéos virales apparaissent sur la toile : « C’est vraiment grâce à YouTube que le mouvement s’est propagé notamment grâce à des danseurs comme Jey Jey ou Treaxy » explique Brandon. En effet, à l’origine du phénomène, une vidéo postée fin 2006 par un dénommé Jay Jay se filmant lui-même dans son garage en banlieue parisienne. En pantalon cargo blanc G-Star, T-shirt moulant et crête sur la tête, le jeune homme pose les prémisses du look tecktonik/électro sans le savoir. « J’ai été tout de suite intrigué mais j’avais déjà une prédisposition pour la danse. Je suis congolais et la danse chez nous c’est presque obligatoire. On dansait le n’dombolo (la rumba congolaise) très jeunes avec mes frères. Et puis la danse hip-hop nous touchait déjà beaucoup. »

Pour Achraf, c’est moins la danse que son attirance pour le côté clubbing qui l'amène à cet univers : « Quand j’avais 11-12 ans, je m’enfermais dans ma chambre, lumières éteintes, musique électro à fond. Je voulais appartenir à quelque chose de plus grand. Le club, c’est vrai, a toujours son lot de mystères, de fantasmes surtout quand on est gosses. J'étais trop jeune pour m'y rendre donc forcément, je le fantasmais beaucoup. » Son rêve de clubbing, Achraf est trop jeune pour le vivre autrement que par procuration. Il compte donc sur les récits de ses amis pour sentir, ne serait-ce que de loin l'énergie du dancefloor. « C’est à travers mes amis Mejdi, Marwan, Brandon et notamment Cheresse que j’ai pris connaissance de l’ampleur du phénomène. Cheresse fréquentait mon collège mais étant bien plus grande, mature et paraissait plus âgée. Elle avait déjà accès aux boîtes et nous racontait ses péripéties pendant la récré. Dans toutes ses histoires la danse était centrale et j’ai commencé peu à peu à m’y intéresser. »

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Alors qu’Achraf a toujours eu une inclinaison pour le monde de la nuit et la musique électronique, Ablaye comptait, quant à lui, emprunter une toute autre direction. « Moi j’ai grandi à La Rochelle et je me destinais au foot. Chez moi il y avait pas mal de musique cap-verdienne, de hip-hop et de techno car mon beau-père adorait cette musique. Mais globalement à cette époque le hip-hop prenait le dessus. » Mais le mot circule déjà, une nouvelle danse est apparue et Ablaye veut secrètement en être : « C’est mon ami Brice qui m’a pris à part à une fête et m’a dit ‘tu connais cette nouvelle danse ?’, on s’est isolés des autres pour passer la soirée à regarder des vidéos YouTube et apprendre des pas. »

Touché par le virus électro, chacun forme ses teams, Achraf et Brandon se rencontrent et forment ensemble la High Electro avec d’autres amis. Ablaye de son côté forme Amnesia avec son ami Brice et bien d’autres. Les trois danseurs sont séduits par la souplesse de la discipline. Certes, elle possède des codes qui lui sont propres mais elle laisse une certaine liberté d’interprétation et déborde des clubs. La ville devient une piste de danse géante pour les jeunes qui peinent à entrer en club du fait de leur jeune âge ou des politiques intrinsèquement exclusives ou discriminatoires. De La Défense, à la fontaine des innocents de Châtelet en passant par Paris Plage ou l’esplanade du Centre George Pompidou, Paris est envahie par une horde d’adolescents déchaînés. « La plupart d’entre nous sommes arrivés au moment où la danse électro est devenue une danse urbaine » relève Brandon. Pour les trois amis, le crew de danseurs qui cristallise le mieux cette transition est unanimement la Mafia Electro : « C’est avec la Mafia Electro qu’on a pu réellement s’identifier je pense. C’était une team super diverse avec des noirs, des arabes et plein d’autres origines. Et ils s’habillaient de façon plus discrète, plus hip-hop. La veste de jogging Adidas était de rigueur. » se souvient Achraf. Pour les trois danseurs, le mouvement trouve son apogée lors de la Techno Parade de 2007 : « Pour nous trois, je pense que ça a été un réel déclic » révèle Ablaye. Une célébration urbaine sans entrave, presque naïve tant les bonnes intentions étaient palpables. Première grande manifestation de danse électro, cette année-là c’est en effet les danseurs du genre qui polarisent toute l’attention. On les trouve perchés sur les arrêts de bus ou au sommet de monuments historiques, dansant jusqu'à en perdre haleine au rythme des DJ Sets de David Vendetta ou Joachim Garraud. Mais l’euphorie générale ne durera qu’un temps.

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« Le mépris de la part des médias on l’a tout de suite ressenti » regrette Achraf. Plus enclins au sensationnel qu’au documentaire de fond, les médias mainstream méprisent le phénomène tout en continuant d’en user pour faire les gros titres. Une curiosité malveillante qui selon les danseurs, a grandement nui au mouvement : « La surmédiatisation a tué l’engouement. À force d’en entendre parler, les jeunes eux-mêmes sont arrivés à saturation. » Les journalistes entrent au Métropolis, des signatures de contrats sur EMI ou TF1 achève de faire soumettre la tecktonik au jeu de la récupération commerciale. Mais d’autres éléments préfigurent le destin de la tecktonik, victime de remarques homophobes incessantes et des préjugés sur le monde de la nuit. Et pour cause, aucun des trois danseurs ne s’identifie comme « danseur tecktonik » : « Nous ne sommes pas de danseurs tecktonik, car on ne participait pas aux soirées Tecktonik au Métropolis. Ce club, c’était avant tout le terrain privilégié de la team Tecktonik, une véritable marque avec des ambassadeurs. C’est ensuite devenu un terme générique pour désigner toute personne qui danse sur de l’électro et a un certain style. » Les trois se définissent comme des danseurs électro, plutôt héritiers des danseurs de clubs légendaires comme le Mix ou le Red Light. Leur signe distinctif ? Un style moins voyant, une individualité plus marquée, moins influencée par le jumpstyle et la techno hardcore, et davantage par des styles comme le hip-hop ou la danse contemporaine.

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Cette dualité entre danseurs tecktonik et danseurs électro prendra tout son sens au fil du temps. Car si l’un désigne un phénomène fugace et malléable, l’autre trace le sillon d’un style qui a su créer sa propre place dans le monde de la danse. Le symbole ultime de cette légitimation de la danse électro en tant que discipline à part entière a été l'apparition de la compétition de danse « Vertifight » née en 2007 en France à l’initiative de trois danseurs hip-hop comme Hagson, Youval et Steady. Un rassemblement né de l’envie d’accompagner et de coacher des jeunes danseurs Electro issus des quartiers, en leur proposant de participer à des battles de danse. Après quelques événements, le Vertifight est alors devenu la référence dans le paysage Electro français et achève de faire entrer la danse électro au panthéon des danses urbaines. L’école réunit les danseurs les plus passionnés, ceux qui sont restés même malgré l’animosité et le désintérêt croissants et pour qui la danse électro n'était pas qu'une simple obsession passagère et adolescente, mais le début d’une véritable carrière de danseurs.

Et tandis que le mouvement s’essouffle en France, il prend une envergure internationale en donnant naissance au Vertifight World, une licence qui regroupe plus de 34 pays et permet aux danseurs électro du monde entier de se retrouver sous un même étendard. « Remporter un Vertifight c’est une consécration pour tout danseur électro » explique Brandon. C’est d'ailleurs la compétitivité et l'exigence de Vertifight qui a propulsé Brandon, Ablaye et Achraf. Tous les trois sont désormais danseurs professionnels : Brandon et Achraf sont tous deux membres d'Alliance Crew, un des groupes références en matière de danse électro. Ils oeuvrent et enseignent également sur une scène internationale, reconnus de tous leurs pairs.

« On a juste envie que les gens se remémorent avec fierté et amusement, que ce soit quelque chose de positif. Finalement, la danse électro m’a enseigné une ouverture d’esprit, » lance Archraf avant de partir . Loin d’être nostalgique ou morose, cet entretien se termine sur un constat essentiel : il est temps que la France aime sa jeunesse. La tecktonik ou plus largement la danse électro est la première danse urbaine proprement française, un mouvement qui aurait dû faire le bonheur d’une France angoissée par la fin de la mondialisation heureuse. En outre, cette intrusion sans concession de la danse dans l’espace public a décomplexé toute une génération, réunie grâce à l’énergie fédératrice d’une danse qui se diffusait au-delà des classes sociales, des orientations sexuelles ou des origines ethniques. Et si finalement, la dernière fois que la France avait réellement dansé, c’était pendant ce court instant de félicité ?